La Peau …

 


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Dernière mise à jour : 25 novembre, 2014 11:07

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Je passe mon index dans les cinq trous nets et sans bavure. Ma peau est trouée en divers endroits comme une histoire qui a mal tourné. Accident terriblement banal. Connerie hallucinante, je suis absolument consterné. Même pas mal, mais vraiment emmerdé. Je regarde stupidement et les trous et mon doigt. Si ça saignait au moins ou si c’était douloureux ? Je me retourne lentement, le stress m’étreint… Où sont-elles mes peaux de rechange ? Mais de peau de rechange, que nenni, oubliées dans une autre vie, dans une autre histoire... Pas même une vieille peau colmatée de vieux sparadrap rose en croix. Mon avenir immédiat s’assombrit. Nous sommes à vingt-cinq bornes de la ville la plus proche et je n’y serai jamais à temps.

 

Je sors mon blaireauphone de ma poche. Mais qui appeler ? Je sais bien qu’ils vont arriver, mais quand ? Et puis de toute manière je n’ai aucune chance, un samedi à 19 h de trouver un quelconque magasin ouvert ? J’enfourne mon portable et décide d’attendre en contemplant et ma peau et les trous qu’il y a dedans. Ils font sur le sol et sous la lumière crue des projecteurs de jolis ronds blancs, bleus, verts et rouges…


Pendant que je monte le reste de ma batterie, quelques garçons de mauvaise vie préparent la salle, leur torchon blanc douteux coincé sous le bras, un plateau à la main, ils bruissent entre les tables de leurs semelles caoutchoutées. Pas un mot plus haut que pas de mot du tout.


Une vieille pute sur le retour somnole dans un coin, affalée sur un sofa profond cuisses entrouvertes. Cette boîte ne sent bon ni du nez, ni de l’ambiance. Elle remugle l’inquiétude. Visages renfrognés des loufiats s’activent. Si ma caisse claire sonne comme une merde ce soir le patron de la boîte ne va pas être content et puis Baptiste surtout ; pianiste émérite, mais un peu casse-couilles et pointilleux. Un rigide, quoi.


Pied à pied, je progresse et ma batterie se monte pied après pied de cymbales, de caisse claire aux blessures qui m’obsèdent ? Pied de grosse caisse, de pédale charleston… Je déteste monter ma batterie, la démonter, la sortir, la rentrer et la transporter, pire encore !


Par la porte d’entrée ouverte à doubles battants comme un carré blanc de cinéma porno, j’entends le gravier crisser sous les pneus d’une voiture qui s’avance. Ce ne peut être que Baptiste qui ne conduit jamais que du bout des pédales, frein à main serré et en marche arrière. La vitesse fait peur à l’homme et si par malheur il parle avec un passager, il doit partir la veille.
Il traverse la salle, chargé d’objets comme autant de cadeaux de Noël. Je le mets au parfum, lui raconte l’histoire de mes déboires. Ça ne le fait pas rire du tout. Ça contrarie son esprit maniaque et cartésien. Il voit déjà la soirée en l’air. Pas de balais sur une peau trouée et les baguettes, il y est allergique jusqu’au restaurant chinois.


Passe alors un mec « pas bonjour, pas sourire, pas merde » ! Merci l’ambiance cotillons… Une tête de patron de boîte à péripatéticiennes, à prostiputes, quoi ! Et puis d’un coup, nous croyons rêver. Un bruit de caisse et gravier aux antipodes des Baptisteries précédentes… De la violence jusqu’au bout des pneus. Quatre types déboulent en claques portières côté rade. Le dernier verrouille la porte avec soin derrière lui. La tension monte d’un cran dans la cambuse !

 

Un impétrant que « j’hypothèque » chef de la bande aboie un nom zarbi. Le type visé par l’interpellation c’est le mec qui « ni bonjour, ni oui, ni merde ». Il s’approche du groupe de comiques en deuil, costards noirs, chemises noires, cravates blanches. Du Borsalino pur jus. Il semble malgré l’injonction assez décontracté et suffisant. Bon prince, il les invite du geste à s’asseoir à une table. Le mec de la porte reste debout adossé à la lourde la main ostensiblement proche de l’entrebâillement de sa veste. Je croyais que ça n’existait que dans les films de série « Z » des attitudes pareilles. J’en poufferai, mais je me retiens. Je ne peux m’empêcher de me remémorer cette bagarre incroyable du temps de nos balluches dans un hangar de fête de banlieue, ces mecs qui se tapaient à la bouteille décapitée, le sang sur le comptoir, le caillot dans le blanc d’un sandwich ouvert… Les pieds de micros pliés, prêt à la défense du dernier carré, armes contondantes d’appoint.


Soudain, toc, toc, toc à la lourde. Putain ! À tous les coups, c’est Val et la mémère à son papa. Le type à la porte fait un bond de gazelle effarouchée. Ridicule ! Les quatre autres à la table se figent. Silence pesant. Je pense à l’hirsute. Le méchant à la porte, la main franchement sous son aisselle entrebâille l’huis. Rai de lumière comme une lame d’acier blanc. Je n’ose imaginer ce qu’il voit de peur de fou rire encore… Puis il ouvre le battant et l’opulent pénètre sa basse reposant sur sa confortable bedaine, une casquette Air Bus vissée sur la tête. Le spectacle est surréaliste. Un vrai dessin à la Dubout.

 

Val les dévisage légèrement surpris et très vite inquiets, il sourit niaisement à celui qui l’accueille. Ils le regardent passer avec une méfiance totale. Val traverse la salle et celle-ci est longue à traverser. Les quatre regards rivés dans son dos le tancent… Nous le regardons progresser un coup dans l’ombre, un coup sous la lumière des spots colorés. Sa mimique est cocasse. Il nous fait comprendre sa surprise et son interrogation d’un haussement de sourcils. Nous lui répondons de même.
Je me penche de nouveau sur mes caisses. Me contente de vérifier la tension de mes peaux sous la pression de mon pouce. C’est moins efficace qu’une frappe, mais plus discret. À la table, tout au fond de l’antre, le ton monte comme un orage qui gronde. Comme de l’électricité dans l’air. Putain ! Ça va péter ! Des éclats de voix. Je suspends mon geste. Val n’ose pas retourner chercher son ampli et son siège qui sont restés dans sa voiture, il lui faudrait repasser devant les énergumènes. Baptise qui généralement ne peut s’empêcher d’enfiler des accords et des gammes comme on enfile des perles se contente de câbler son piano avec une application et une minutie peu ordinaire. Pas d’errements harmoniques aujourd’hui et de thèmes à la régalade. Tout le monde se tient coi, on entendrait une mouche braire.


Une explosion brutale de verre brisé comme un coup de semonce et un impromptu et méchant coup de gueule m’interrompt dans mes rêveries, son d’une violence sèche. Ils se sont levés comme de beaux diables bondissent. Les garçons, plateau à la main s’éclipsent en « loucedé ». Les chaises autour de la table volent dans un fracas d’épouvante. Nous avons sursauté de concert. Merde ! Ils ne vont tout de même pas nous rejouer Pierrot le fou ? Nous nous entre-regardons de plus en plus inquiets. Val reste une main en l’air, jack suspendu comme le temps son vol. Les malfrats se toisent, regards de chiens de faïences tendus. L’air vibre ou sont-ce mes jambes qui tremblent ? Et puis, tout s’accélère brutalement… Ralenti cinématographique comme dans cauchemar en couleur et cinémascope ! Saccades de l’image et du son. La main du mec ! Le pan de sa veste qui vole, regard meurtrier. Un gros calibre noir jaillit dans une main blanche, dans une noire, une arme chromée. Le mec sans « sourire, ni oui, ni merde » envoie une mandale sonore à tuer un bœuf au mec immédiatement à sa droite. Il gicle dans les chaises renversées… Nous restons comme trois ronds de flans, flasques, la bouche entre ouverte et les bras pendants. Une terreur moite s’empare de nous. J’hésite entre partir en courant et me jeter à terre. En fait je n’en fais rien ni de l’un, ni de l’autre, je reste bêtement debout. Je suis paralysé par la peur et les deux autres ne valent guère mieux. Et puis d’un coup d’un seul ça défouraille ! Une balle effleure ma grosse ride ! Swing magnifique, mais terrifiant ! Merde ! Et puis la contrebasse explose en mille éclats de bois rouges qui volent et Val qui s’affaisse comme une baudruche qui se dégonfle… Il me regarde et me sourit ce con, comme désolé de ce qui lui arrive. MERDE ! J’ai gueulé ! C’est sorti tout seul comme sort un gros mot. Je crapahute comme un malade vers Val à quatre pattes… Je le touche du bout des doigts… Il est tout chaud, tout mou, une grosse fraise rouge saigne au milieu de son front ! Je n’ai pas le temps de me poser des questions ! À l’autre bout de la salle, c’est du western pur jus. Baptiste, statue de sel, droit derrière son piano ne cille même pas d’un œil. Les mecs tombent comme des mouches. L’un d’eux fracasse la table en tombant en son travers. L’autre est sans aucun doute mort avant même de toucher le sol la tête éclatée tel un gros pamplemousse rouge sang de bœuf. J’en suis là de mes analyses sidérées lorsque le type en face de moi lève son arme… C’est le con de la porte ! Le temps entre en apnée ! Je ne vois plus que la gueule du canon comme dans un trou noir et pourtant dieu sait qu’il est minuscule à cette distance. Je me transforme en limande pas fraîche ! Je me fondrais dans la moquette si je le pouvais… Le chien hargneux aboie à cinq reprises. À cinq reprises, cinq chocs pas terribles, juste comme lorsque tu tousses une toux sèche qui te tue…
Cinq trous de balle ronds aux bords lisses. Je pourrais y glisser mes doigts !...

 

Pierre VOYARD

 

Nouvelle présentée au concours de nouvelles "Tu connais la nouvelle ?" - Nouvelles rejetée en delà des 60 premiers. Finalement ça n'est pas si facile d'écrite...

 

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