Je suis devenu transparent

 

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Transparent, je suis devenu transparent ! Non, ne rigolez pas ! JE SUIS DEVENU TRANSPARENT !

Marie-Hélène vient de déposer devant moi une "super complète" comme je les aime, bien cuite, dorée, bronzée, craquante. Il est 8 heures à peine. Je repose mon verre encore à demi plein. Deux couples de femmes et un couple d'hommes sont déjà attablés... Pénètre une famille qui s'installe à la grande table ronde... Une jolie fille, jeune. Pourquoi sont-elles donc toujours jeunes et jolies ? Et jolies en plus de jeunes, merde ! La mère n'est vraiment pas mal et pourtant sa fille doit bien avoir 16 ou 18 ans déjà... Bon dieu la mère... Le père, bon, d'accord... et puis un gamin anodin et déjà rondouillard genre premier de la classe « Monsieur je sais tout »...

Elle tourne la tête dans ma direction, la mère, pas la fille qui elle me tourne le dos... Elle est vraiment superbe, mais son regard me passe dessus comme une pale de ventilateur, juste un peu d'air... à peine un peu d'air... vous savez ? cet air qui ne fait même pas frémir les rideaux légers...

Je la regarde toujours, espérant... Le petit con Rubicon balance une vanne. La tablée s'esclaffe ! Elle rit ! Non de dieu qu'elle rit bien... Rire est un art qui peut aller de l’exaspérant au sublime, de l’obscène au sensuel le plus tonitruant, et elle tonitrue…

 

La blondasse du couple d'à côté s’assied, fouille consciencieusement son sac et en extirpe un blaireauphone miniature, les plus chers. Elle le dépose avec attention à la droite de son assiette comme un couvert… Un couteau à poisson ? Elle allume une cigarette... J’imagine son haleine au goût fétide de cendrier froid… Elle ne va pas téléphoner en plus ? Je tousse manière ! Elle regarde dans ma direction mais son regard me traverse et se fiche dans le mur juste derrière moi dans un bruit de verre brisé... C'est Annie qui vient de laisser tomber un verre que la maison perd... Les têtes se sont retournées... Elles regardent Annie qui disparaît derrière le comptoir un ramasse miettes à la main... bruits de morceaux épars. Les têtes l'ont regardé, nom de dieu ! Elles l'ont regardé, elle ! Leurs regards l'ont rencontrée et s'y sont pris comme des mouches dans des rideaux de tulle... Alors je pousse mon verre vers le bord de la table, doucement, lentement insidieusement vers la terre... et merde, d'un revers de main désinvolte !

Il explose ! Il n'était pas vide et le vin éclabousse. Non de… ! J’en ai plein le pantalon ! Un pantalon noir, d'accord, mais un pantalon tout de même.

 

Les têtes interloquées par cette série percutante répondant à la loi d'elle même se retournent vers le lieu de l'impact... mes pieds... S’y arrêtent… OTAN suspend ton vol, l’espoir me taraude, par pitié remontez pour voir, suivez jusqu’à mon regard, pour comprendre, touchez-moi des yeux, faites-moi exister un petit peu à peine… Mais ils s'en désintéressent et du verre en morceaux et du vin répandu pour s'en retournent vaquer... Merde ! Pas un regard ne m'a regardé... Juste le verre, le vin, les débris épars...

 

Je m’immerge à nouveau dans le fond mon assiette. Tout au fond… Ne plus penser, bouffer ma crêpe, me concentrer ! Le jambon, les champignons, le fromage, l’œuf, son blanc… tout y est… Tien ! La brunette d'en face me jette un œil... un seul mais avenant… Elle "me" sourit... Mon cœur s’emballe, bat la chamade, me verrait-elle ? Femelle unique en ce lieu ?... Très niais je lui souris en retour. Elle continue à me regarder avec un intérêt soutenu, comme un questionnement... Je n’ose espérer, je n’ose y croire, m’enferrer, me perdre en de somptueux et vains espoirs (parfois ça le fait) ! C’est alors que je comprends que ce n'est pas moi qu'elle regarde, mais derrière moi ! Le vieux ! Ce vieux qui mâchouille consciencieusement sa crêpe Suzette comme une chique trop dure... avec ses joues creuses qui se gonflent, se dégonflent au rythme immuable de sa mastication… Mon dieu que je suis fatigué... Malgré moi je rougis, confus de m’être fait avoir encore une fois, d’y avoir cru comme à mon petit doigt ! La donzelle m’a déjà abandonné. Je m’enferme à nouveau, compter les champignons… Compter les champignons, les bulles de ma crêpe dorée…

 

Cling ! La porte d’entrée… Les têtes se tournent avant de se détourner à nouveau. Elle entre, triste, désemparée, sans téléphone qui sonne, sans cigarette qui fume… Et je n’ai pas dit « sans chemise, sans pantalon » car sans pantalon ce serait plutôt moi en ce moment… Marie lui jette un œil que prestement elle récupère, puis sans se retourner, continue la dépose de ses crêpes comme des offrandes sur la grande table familiale des rires un peu niais…

 

La nouvelle venue scrute la salle. Personne à personne, comme un désespoir. Son regard passe sur moi comme une pale ample de l’air qu’elle avale… qui m’empale… Qui se plante, s’accroche à mon âme, m’égratigne… Elle cille et je cille aussi… Moi je cille parce qu’elle m’a vu ! Elle me regarde nom d’un vieux ! Elle me regarde ! Elle me voit ! Je n’ose y croire ! La fourchette à mi-chemin, la crêpe pantelante et pendante, mon geste à l’arrêt comme un chien qui la sent… Elle s’assied sans me quitter des yeux… tellement bleus comme illuminés de l’intérieur… Moi je respire à peine du bout d’elle… Je n’ose détourner mon regard de peur qu’elle ne disparaisse… Le temps suspend son vol, un instant… Bruit d’ailes d’ange qui passe et se froisse, bruit de tiroir caisse… « Pierrot ? Tu veux autre chose ? » Réveil brutal ! Marie est là, juste à côté de moi, le regard inquiet… Le charme est rompu, le son de la ville m’envahit à nouveau comme un robinet qu’on ouvre… La rumeur, non de dieu la rumeur ! La salle s’est vidée et des couples, et de son vieux et de la famille tribale… « Mais Marie, tu n’as pas servi la jeune femme, là ?  Celle… » et je me tais… Marie regarde là où mon regard se perd et son regard se fiche dans le mur comme une lame de verre projetée par une bombe encore… Marie interloque ! Ai-je l’air si niais ? La jeune femme me regarde une fois ultime, juste un sourire à peine, puis elle se lève et se dirige vers la porte… Je suis paralysé… une éternité de temps infini d’un ralenti de cinéma magnifique ou elle s’éloigne… et de nouveau accélère ! Je me précipite… « Marie ! » lui cris-je en ouvrant l’huis, « y’a le feu à mon âme… je te payerai demain… si jamais tu me vois… encore ?… » 

 

Sur la place le crachin. Sur la place la nuit et les reflets de la nuit. Bruit de porte qui se ferme, vous savez, ces portes vitrées au bruit de verre qui tremble… Nous nous regardons…

- « Pierre »

- « Lucie » me dit-elle… et le temps prend son temps, tout son temps… nos secondes s’éternisent… Bruit de pas sur les pavés mouillés… Elle est repartie comme quelqu’un qui m’attend…

- « Vous !… »

Nos « Vous » s’entrechoquent dans l’air mouillé comme un bruit de bouches humides.

Moi - « Oui ? »

Elle - « Non, vous d’abord »

Moi, canaille un peu « Je vous en prie… » Je m’applique à des sourires savants…

- « Certainement pas » me sourit-elle

- « Pourquoi cela devrait-il être moi et pas vous ? » M’enquis-je

Elle rit et j’aime déjà quand elle rit. Mauvais signe.

- « Parce que c’est toujours comme ça dans les films de cinéma ! »

Je suis vert ! C’est une réplique à moi, ça ! Si déjà elle me pique mes répliques alors qu’on ne se connaît même pas !…

- « Vous me voyez et je vous vois ? » Dis-je inquiet d’une crevasse possible dans notre si joli défilé de mots.

- « Je crois… »

Au fur et à mesure qu’elle me parle, j’ai de plus en plus peur du vide que je laisse entre chacune de nos paroles… Comme une chaîne fragile que j’ânonne… Un couple et une petite fille rentrent dans le restau. Pas de doute, nous sommes vraiment transparents. Je note mais n’en perds pour autant pas le fil de mes idées frêles z’et chenues…

- « Et se toucher du bout des doigts ? » Je dis n’importe quoi ! J’ai les neurones qui dérapent…  Elle rit franchement.

- « Si vous le pensez nécessaire à notre survie… » J’en suis au degré panique à bord !  Je dois avoir l’air d’un nain de jardin japonais, ou potager peut-être... Elle me tend son bras.

- « Touchez voir ?… » Je la touche et ça me plaît.

- « Oui, je vous sens et j’aime, mais c’est votre gabardine… ça ne prouve rien »

- « Là alors » me fait-elle en me découvrant un bout de nombril que les yeux de ma tête m’en tombent, alouette !… Elle mène tout à rien ! Mon cœur joue « Alien » lorsque la bête veut sortir de la poitrine du semi-mort ! J’en tremblerais de partout si j’osais… J’ai chaud, j’ai froid, je ne sais plus où j’habite… Je la touche doucement… Sa peau se creuse sous mon doigt comme du sable doré… Il en exhale une douce chaleur… Je la sens, elle existe, je la touche et je la vois… Elle a refermé sa gabardine sur ma main. Il y fait doux, j’y suis bien… Je ne vais plus bouger, ne plus jamais bouger… Prendre racine profonde… Son rire dont un éclat me pique l’âme m’éveille.

- « Me rendrez-vous mon nombril ? » Je suis confus. Je récupère ma main à regret.

- « et maintenant que fait-on ? » J’atteins le degré zéro de panique à mort. Il faut bien que je dise quelque chose avant de me putréfier, non, pétrifier ou m’immoler par le feu. Nous nous regardons loin au fond des yeux. Je sens bien que je la trouble, qu’elle tremble autant que moi… Sont-ce le froid ?

– « Vous venez avec moi ou moi avec vous ? » Au point ou nous en sommes, je n’attends plus de limite. - « J’habite à côté, et vous ? » - « Vous avez gagné. » lui dis-je en lui tendant le bras qu’elle me prend comme d’une vielle habitude… J’ai le souffle court d’un mec qui vit en apnée. Le sang me bat aux tempes… Ma tête tourne un peu… Elle sent bon. Elle m’enivre… Je la respire en petites happes. Je n’ose tourner la tête vers elle tant elle est proche de moi ! La tension entre nous est telle que je crains quelques arcs électriques impromptus… Alors je la regarde juste à peine… du coin de l’œil, une fraction de seconde pour ne pas l’effaroucher. Ses cheveux ! Ses cheveux tellement blonds qu’ils en deviennent transparents… La peau de son visage est devenue diaphane comme illuminée de l’intérieur, opaline douceur… Soudainement j’ai peur, une peur panique qui me cloue, me terrifie. Comme dans une passe de danse exotique, je la tourne face à moi, je la prends dans mes bras… Ses yeux bleus ont un « teint » d’épouvante, de détresse absolue, elle a froid et j’ai froid… Elle grelotte tout contre moi… La rumeur de la ville s’estompe à nouveau… Des bulles de sons criards font irruption comme des crépitements d’eau dans une poêle à frire… J’ai des picotements dans mes mains…

- « J’ai des picotements dans mes mains » - « Déjà ? » me sourit-elle doucement ? Je lui prends la bouche, je lui prends les yeux, je la respire, la happe, la sens, nous nous touchons du bout de nous-même… nos sensations déjà s’estompent… J’ai la passion du désespoir de la perdre avant même le début de nous, de me perdre, de nous disperser en gouttelettes minuscules de crachin… Sa désespérance est absolue. Elle s’efface à son propre regard comme un vieux film qui brûle… Image blanche tellement lumineuse, image surréaliste… Je m’agrippe à son corps translucide, vaporeux qui se désagrège… Je me désagrège… Elle me retient du bout de ses doits si fins… Je me retiens encore et encore juste pour rester avec elle un millième de seconde de plus… Elle m’appelle et je crie… mes mains ne retiennent plus rien…

- « je vous aime si tant si fort, toi, ma dernière femme d’avant ma mort… » La mort nous glace et se joue de nos reflets… Et elle rigole la garce.

 

Pierre VOYARD

 

30/11/01

 

 

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