L'ultime voyage...
je me demande si j'ai vraiment raison d'avoir pris ce TGV. Les passagers sont surpris, ils n'ont jamais rien vu de pareil, un voyageur accoutré de couvertures et rations de survie, d'une lampe frontale, de coudières, de genouillères, de protèges tibias, de béquilles pré-réglées à sa taille et d'un casque intégral.
Je m'assieds dos à la marche, sécurité oblige. Casque sur la tête, visière rabattue, groupe sanguin attaché autour du cou comme un ski-pass, les mains crispées sur les accoudoirs, les ongles de mes doigts lacérant nerveusement le skaï des sus-dits du wagon n°20 de la place 80 (côté couloir) de ce convoi maudit.
13h52 : Mauvais présage, 4 mn de retard, un sifflet à roulette déchire l'espace réverbérant et glacé de ce bel après midi froid et sec d'hivers haut garonnais. C'est irréversible, irrémédiable, nous partons. Le convoi s'ébroue, grince, siffle, pète. Je me cache le visage de mes deux mains et commence à réciter un acte de contrition qui ne prendra fin qu'une fois ce convoi de la mort stoppé tous feux éteints, portes grandes ouvertes comme les ouïes des poissons morts des rivières à la gare Montparnasse. "Mon Dieu que je regrette, mon Dieu que je regrette d'être monté dans ce train... Il prend progressivement, très progressivement, trop progressivement, sournoisement de la vitesse. J'entends déjà comme une vibration anomale au niveau du bogie arrière de notre wagon. Et pourtant, il progresse. Montauban, Agen, Bordeaux...
Les survivants au stress qui les assaille, ventre noué, yeux hagards, assistent décontenancés au presque pugilat entre une passagère installée et un nouvel arrivant dont les nerfs lâchent. - Madame, vous utilisez ma place avec vos bagages. - Mais Monsieur, ma place aussi est prise et... - Je ne veux rien savoir, j'ai payé". La dame courroucée veut le frapper au visage, mais il est grand fort et con, même s’il est propre sur lui. Alors, elle arrache sa valise énorme du filet à bagage qui n'a plus du filet que le nom, et manque d'assommer par la brutalité de son geste courroucé, une passagère située dans la trajectoire de la sus-dite. C'est un O !... de consternation du choeur antique des passagers. Mais déjà le convoi s'ébranle de nouveau. Un grincement un rien annonciateur de catastrophe pour qui sait lire dans les signes acoustiques et sonores précurseurs de mauvais présages. Infime roulis, oscillation infinitésimale, grognement tirant progressivement vers l'aigu de la friction considérable des aciers indique la prise de vitesse des plusieurs centaines de tonnes de métal de ce cercueil titanesque et infernal pressé d'arriver.
Lors de chaque croisement de convois, la déflagration tue deux ou trois vieux, fait avorter des femmes enceintes et colle au plafond les enfants en bas âge. Au fond du wagon, un gosse me les brise menu. 150 bornes qu'il piaille. Je suis pour le suicide collectif des enfants de moins de 10 ans. Je décide d'aller boire un café au wagon bar. Je déboucle ma ceinture et m'enhardi jusqu'à retirer mon casque. En passant, j'en refile un grand coup au morveux qui se tait en fin, la sucette plantée au fond du gosier. Dix minutes de marche forcée, hésitante et dandinatoire sont nécessaires pour atteindre le wagon en question tant ce train est long, et ce wagon en tête.
Le garçon est avenant, mais surtout partant pour la lecture, et tout approche de client potentiel lui fout des boutons. Je l'interromps cependant dans sa pérégrination typographique et littéraire et lui commande un café. - Ce sera tout ? me questionne-t-il sur un ton bokassien mangeur de rejeton piailleur allongé d'un coup de casque bien ajusté. - Combien vous dois-je ? - 13 Francs. J'en tousse encore !... Je roule, tu roules, nous roulons, vous roulez, il ronronne. A chaque passage de tunnel, d'un seul élan, d'un même geste, l'ensemble des désemparés décompresse qui en déglutissant, qui en se mouchant, qui en bâillant. Et je roule et nous roulons et je m'endors.
Un tunnel plus long que les autres me réveille en me gonflant la tête comme une baudruche colorée. Je souffle par le nez comme un éthylique profond dans un ballon. Je suis tout de guingois, la colonne en tire-bouchon, la nuque en soufflet de bandonéon. Ca n'est plus un train au long cours mais un vulgaire autobus avec moins de place pour les jambes que dans un vol charter pour Athènes un 1er Août.
Nous sommes enfin sur un tronçon à grande vitesse. Chaque croisement de train crée une telle déflagration que notre wagon fait un bon de 50 cm de côté. J'ai de nouveau plaqué mes mains devant mon visage et je prie... Paris approche ainsi que la fin du voyage. Encore 50 km au moins. 3O longues minutes à prier et déjà quelques passagers déambulent dans le couloir et vont s'agglutiner avec armes et bagages, tel un essaim de mouches sur une défécation bovine dans les sas d'entrée afin d'être, Ô sublime honneur d'être le premier à poser pied à terre. Ils vont ainsi, tel des hérons perchés sur leur patte unique, tel des parachutistes prêts à leur ultime saut, patienter 30 interminables minutes debout, alors que la majorité des passagers patiente confortablement installée dans son fauteuil pullman.
Commence alors la lente décélération du convoi. 2O mn de freinage continu. Chaque tunnel est un peu plus pénible que le précédent, et plus on pénètre Paris, plus ils sont fréquents. Je passe mon temps à décompresser comme un perdu en me bouchant le nez. Avec mon casque intégral, visière baissé, ça ne se passe pas sans problèmes.
La gare enfin. Les voyageurs pressés se ruent sur le quai. Je remonte le convoi dans son intégralité. La sortie et le sourire béat de ma soeur. Enfin, seuls au sein de cette multitude anonyme. Nous nous étreignons, elle me brise 2 côtes. Je suis heureux. Pierre VOYARD
Un commentaire ? C'est ici. Haut de page - Retour - Accueil
|